Logo du site

Article publié le 21 mai 2021.

La gestion des fichiers individuels par la statistique publique : des précédents et des controverses (3/3)

Relire les épisodes 1 : Le Service National des Statistiques : 1941 - 1945 et 2 : Le SNS : « Ni collaborationniste, ni résistant »


3) Controverses 1991-2021

« La SGF, comme le Service de la Démographie, puis le SNS ont appliqué selon toute vraisemblance, sans grands états d’âme la législation antisémite vichyssoise. Sans doute les inconditionnels du SNS et de la mémoire de René Carmille ont-ils pu écrire postérieurement que la mise en œuvre de cette politique d’antisémitisme d’état avait été faite à leurs corps défendant, ce qui semble dans une large mesure inexact, voire qu’elle avait été acceptée par les responsables pour donner le change et mieux saboter l’entreprise de l’intérieur, assertion très contestable, qui n’est étayée sur aucune preuve. » [1]

Dès la « redécouverte » du fichier juif, les soutiens de René Carmille se mobilisent pour défendre sa mémoire. Son fils, Robert, qui a fait toute sa carrière professionnelle à l’Insee, Xavier Jacquey dont le père a été un proche collaborateur de René Carmille, Michel-Louis Lévy, Ined, qui a encore publié un article en défense de René Carmille en mars 2020. Ils ont continûment interpellé ceux qui critiquaient le travail du SNS : les auteurs et autrice du rapport de 1998, les interventions des syndicats dont le colloque de 1998. …

Du côté de l’Insee, le malaise est palpable, les contractions sont visibles.

Si la mission Jean-Pierre Azéma / Raymond Lévy-Bruhl, est constituée dès 1992, l’ouvrage édité en 1996 à l’occasion du cinquantenaire de l’Institut, ne critique aucunement le SNS.. [2]

Pourtant, depuis 1991, il est difficile de ne pas connaître les errements. À l’Insee moins qu’ailleurs : quelques années auparavant, la toute nouvelle CNIL avait alerté sur des fichiers venant de cette période et toujours utilisés par l’Insee.

Et, toujours en 1996, alors que l’Express titre sur « Les fichiers de la honte » [3], Paul Champsaur écrit dans le premier numéro de la revue interne « Insee en direct » qu’il y a un mur étanche entre l’Insee et le SNS. [4]
Le 4 novembre 1998, les organisations syndicales nationales CGT et CFDT de l’INSEE organisent un colloque auxquels participent notamment les auteurs du rapport, Jean-Pierre Azéma, Raymond Lévy-Bruhl et Béatrice Touchelay. Ceux-ci y précisent les conclusions de leur rapport face à d’ardents défenseurs du SNS dont Guy Neyret, inspecteur général de l’Insee qui se dit «  scandalisé que l’on veuille, pour cette action d’éclat, jeter l’opprobre sur le Service National des Statistiques » [5]. Les réponses de M. Lévy-Bruhl seront précises et mettront à mal ces thèses bâties sur des révisions majeures de l’histoire de la statistique sous le régime de Vichy.
En 2008, L’École Militaire des Corps Techniques et Administratifs (EMCTA, Saint Cyr Coëtquidan) n’hésite pas à baptiser sa promotion du nom de René Carmille. Pour expliquer ce choix, les arguments avancés sont édifiants : « Pendant les heures les plus dangereuses du gouvernement de Vichy, il est un membre influent de la Résistance dans le réseau Marco Polo (…). Non seulement, il ne fait rien pour livrer les Juifs aux nazis, mais il établit des milliers de fausses cartes d’identité pour l’organisation du soutien actif aux armées de la Libération. C’est alors à ce niveau qu’il établit les tâches les plus délicates au service de sa patrie (…). Cependant les allemands ne sont pas dupes (…). La majorité des orientations prises par René Carmille sont maintenues par l’Insee, reprenant l’essentiel des attributions et des moyens du SNS. L’époque de la mécanisation triomphante de René Carmille ouvre par là même la voie à l’informatique moderne ». Et de conclure sur les raisons du choix pour l’EMCTA : « Le contrôleur René Carmille est un précurseur dans le domaine des études démographiques. La statistique moderne lui doit de nombreuses avancées majeures. Membre brillant et actif de la Résistance, il a contribué à sauver de nombreuses vies grâce à ses talents d’organisateur et de logisticien » [6]


Conclusion ou histoire toujours en mouvement (?)

De conclusion il ne peut y avoir ! En effet, ce sujet des données individuelles est toujours délicat et sensible pour la sécurité des personnes. Au gré de telle ou telle initiative, il est remis en débat, comme c’est le cas ces derniers mois autour des données de santé avec le Health Data Hub.

Une fois créés, les fichiers peuvent devenir, en fonction de l’utilisation qui en est faite, un danger. C’est donc à chaque innovation et chaque nouvelle demande que la question doit être soulevée et examinée dans les moindres détails.
En la matière, prévenir repose sur l’information et la reconnaissance du danger. L’information des citoyens sur ce que signifie l’inscription de renseignements personnels dans des fichiers de gestion, d’études… Pour les institutions qui créent, gèrent, utilisent, sollicitent l’accès à des fichiers, l’appréciation des dangers est encore plus importante à prendre en compte que l’intérêt de ce qu’on peut faire avec.

Les leçons de l’histoire doivent rester vivantes au sein de l’Insee et du SSP (Service Statistique Public) : chaque agent doit en être détenteur.

En effet, la masse de données collectées avec le consentement ou non des individus (en particulier sur Internet) a explosé, son usage commercial ou sécuritaire s’est banalisé. Certains individus fournissent même sans sourciller leur NIR (Numéro d’Inscription au Répertoire), numéro signifiant, appelé couramment numéro de sécurité sociale.

La récente loi de Sécurité Intérieure banalise par exemple la détention par police, gendarmerie et autres organes répressifs, la détention d’opinions politiques et syndicales, des convictions philosophiques et religieuses des citoyens, ainsi que des informations sur leur santé.

L’Institut met aujourd’hui en place nombre de travaux avec des interconnexions de fichiers. Il s’attache à sécuriser la protection des personnes en empêchant que le lien puisse être établi avec leurs données collectées.

Pourtant ce qui se discute avec le Health Data Hub montre que la vigilance de chaque instant est indispensable. La transparence sur les difficultés rencontrées, les méthodologies employées sont indispensables, incontournables.

Dans la durée, c’est bien d’un sujet d’éthique qu’il est question tout au long de cette histoire : quel rôle et quelle responsabilité incombent aux agents de la statistique publique pour garantir aux personnes que leurs données personnelles ne seront jamais utilisées à leurs dépens ?

Notes

[11 Jean Pierre Azéma, Raymond Lévy-Bruhl, Béatrice Touchelay :op cit p 52.

[2Cinquante ans d’Insee… ou la conquête du chiffre. « Le SNS : 1941-1946 », 1996.

[3Op cit

[4Insee en direct N° 1, Jean-Paul CHAMPSAUR, éditorial, Septembre 1996

[6Biographie du parrain de la promotion 2008-2009, baptisée le 8 novembre 2008. Site de l’EMCTA

Retour en haut