Logo du site

Article publié le 20 avril 2024.

Lieu de naissance des parents dans le recensement : une nouvelle question, dangereuse et inutile

À la demande de la défenseure des droits et de l’Ined, l’Insee projette d’ajouter une question au bulletin individuel du recensement, demandant le lieu de naissance des parents. L’objectif annoncé en est de « lutter contre les discriminations ».

Nous nous opposons à l’ajout de cette question, car elle est dangereuse : elle serait un premier pas vers l’officialisation de la catégorie « français de parents nés à l’étranger ». L’Insee produit des variables normatives, cela nous oblige à réfléchir aux conséquences de ces normes sur les personnes. De plus cette question est inutile pour la lutte contre les discriminations : elle ne permettra pas d’analyser finement ces situations, le recensement comportant trop peu de question pour cela.

Une caution « scientifique » pour collecter plus largement cette variable

L’Insee est considéré comme créateur de normes, de fait. Les nomenclatures officielles, nous connaissons, nous contribuons à les définir. Mettre une question sur le lieu de naissance des parents à côté de la question sur sexe, date et lieu de naissance, c’est créer la catégorie de population « français de parents nés à l’étranger », et c’est ouvrir la voie à ce que cette question soit posée usuellement. Et finisse, à force d’appariements à se retrouver dans des fichiers administratifs. N’oublions pas que des projets existent pour que recensement utilise de plus en plus de fichiers administratifs.
Nous ne voulons pas que nos identités soient assignées par les parcours géographiques de nos parents !

D’autre part pour des raisons de diffusion, il est certain que l’Insee devra regrouper les nationalités, ce qui risque fort d’officialiser une pseudo-nomenclature ethno-raciale.

Une modification du bulletin individuel qui ne tient pas compte du protocole actuel

Le bulletin individuel pose des questions sur l’individu et pas sur d’autres personnes (pas de « proxy ») : or la robustesse du recensement est tributaire de la bonne connaissance des personnes sur leur propre situation. Cela serait une première de poser une question à une personne qui n’a pas toujours connaissance de la réponse.

De plus les réponses par internet augmentent, mais il reste toujours plus d’un tiers des répondant·e·s qui utilisent le bulletin papier. Le transit de ces feuilles, pour sécurisé qu’il soit en mairie, ne répond pas au standard de la collecte des données dès lors que l’on touche des variables sensibles.

Une variable sensible sans la protection usuelle pour ce type de données

Car oui, une variable qui caractérise une personne de manière définitive comme « personne d’origine étrangère » est aujourd’hui une variable qui peut stigmatiser cette personne voire la mettre en danger.

L’évolution des débats dans la période récente montre que la stigmatisation des personnes selon leur origine n’est plus taboue, y compris au niveau du gouvernement.

Or l’Insee met généralement en œuvre pour les variables sensibles un protocole plus lourd pour la collecte : les enquêtrices et enquêteurs Insee le savent bien, avec leur ordinateur protégé aux données cryptées pour les enquêtes auprès des ménages.

De nouvelles variables, mais à quelles fins ?

Interrogés sur les politiques publiques précises de lutte contre les discriminations qui pourraient être menées, ni l’Ined, ni la défenseure des droits (les demandeurs de ces statistiques) ne sont capables de fournir d‘exemple. Ils n’ont aucune idée de la manière dont ils pourraient utiliser les données du recensement dans ce but. Le BI (bulletin individuel) ne fait que 2 pages et chaque question qui y trouve sa place doit démontrer son utilité pour les utilisateurs et utilisatrices de la statistique publique.

Or le recensement a pour rôle essentiel de fournir des données localisées. Même la question, actuellement posée, sur le département d’origine de la personne n’est pas utilisée dans les études généralistes : en quoi la question sur le lieu de naissance des parents, avec toutes les diversités de parcours intermédiaires de ceux-ci, puis de l’individu, pourraient servir ?
Nulle réponse à ces questions.

Si on commençait par lutter contre les discriminations ?

La statistique publique a entre autres pour mission d’aider à la décision des politiques publiques. Or, à l’heure actuelle les politiques publiques contre les discriminations sur l’origine (de manière large) sont quasi inexistantes.
L’introduction de statistiques ne peut être en soi considéré comme une action de lutte contre les discriminations.
Pour nous, le préalable à toute définition de nouvelles statistiques sur les origines est bien la définition de politiques publiques de lutte contre les discriminations : nous les appelons de nos vœux avec impatience.
Car à l’heure actuelle la variable « français·e d’origine étrangère » ne peut qu’être défavorable à ces personnes.

Des données sur les discriminations, il en existe : l’enquête TeO2 (trajectoires et origines 2)

L’enquête TeO2 a officiellement pour objectif d’étudier « comment les origines migratoires influencent le devenir des personnes ». Nous demandons que cette enquête, qui détaille énormément de parcours et de discriminations statistiquement significatives, documente et aide à la mise en place de politique précises : dans l’enseignement, dans l’emploi, dans le logement...
Ce que nous ne voulons pas : que les statistiques qui en ressortent, comme cela a été le cas sur l’exemple des femmes musulmanes, se bornent à constater « qui porte le voile » ? Car dans les faits cela a surtout servi à l’extrême droite pour prendre la parole et stigmatiser les femmes et cette religion.
Pour nous, la balle est dans le camp du gouvernement, pas dans celui de la description statistique qui a déjà fait une bonne partie du travail.

Nécessité et proportionnalité : deux préalables pour créer de nouvelles statistiques

Comme toutes autres statistiques, elles doivent respecter les principes de nécessité et proportionnalité. Dans le cas annoncé de lutte contre les discriminations, la nécessité serait qu’elles puissent outiller une politique publique élaborée en amont. Et la proportionnalité, qu’elles ne doivent pas dépasser les objectifs.

Si on souhaite étudier les discriminations dans l’accès au logement, il faut disposer d’une politique de lutte contre ces discriminations. Par exemple, collectiviser les logements possédés par des propriétaires qui rejettent les candidatures avec des noms à consonance étrangère serait une politique publique. Mais se limiter à calculer le nombre de pièces des appartements occupés par des personnes dont les parents sont nés à l’étranger et seulement déplorer qu’ils vivent dans des appartements plus petits, ce n’est pas une politique publique, ni même un instrument utile pour une telle politique.

Et si cette politique publique nécessite des statistiques pour être évaluée, il faut également s’assurer que ces statistiques n’auront pas davantage d’effets négatifs que positifs.

Nous impliquer dans les travaux de l’Insee

En tant qu’agents de l’Insee, nous sommes appelés à exécuter les décisions prises par la direction. Mais nous estimons que nous avons le droit de dire notre opposition à certaines de ces décisions, y compris quand elles concernent les travaux statistiques, qui peuvent souvent déborder sur des questions de société.

Sur ce point nous estimons que l’Insee met en jeu sa réputation de sérieux et joue avec la vie des gens. Nous utiliserons tous les moyens à notre disposition pour dénoncer et combattre cette décision !

Le 20 octobre 2023

Retour en haut